Mémoire et maladie d’Alzheimer : 6 points à comprendre

De la construction du souvenir aux pistes de remédiation quotidienne à domicile

Cet article est issu de la conférence tenue le 17 novembre 2022 à Nice lors des Entretiens Alzheimer par M. David Bouvarel, doctorant en neuropsychologie au sein de Linkia, sur le thème de la mémoire épisodique et maladie d’Alzheimer : pistes de remédiation quotidienne à domicile.

1. Le souvenir, une reconstruction

Nous faisons souvent référence à la mémoire quand on parle des souvenirs. Or ce qui est surprenant avec les souvenirs c’est qu’en réalité, ils n’existent pas. Ou plutôt, ils n’existent pas comme nous le pensons.

Le siècle dernier, on pensait que la mémoire était une grosse caisse dans laquelle on rangeait des choses. Encore aujourd’hui certains le pensent… Mais c’est faux. Dans nos têtes, il n’y a aucun tiroir que nous ouvrons pour faire jaillir un épisode de notre vie, un souvenir. Des souvenirs stockés tels quels dans notre tête, ça n’existe pas.  

Pourtant, nous avons des souvenirs. Nous nous rappelons parfaitement la dernière fois que nous sommes allés au cinéma, au restaurant, lorsque nous avons mangé avec nos proches, fait un repas de famille.

En vérité, nous ne nous souvenons pas, nous recréons.  Nous reconstruisons notre passé au présent, petit à petit, nous mettons des bouts les uns derrière les autres. Progressivement, les éléments de nos souvenirs se refaçonnent, s’associent et à force, nous pouvons dire « je me souviens ». Cependant, nous n’avons rien sorti d’un tiroir, ni même de notre tête. Nous avons seulement refabriqué notre passé au moment présent, répondant à un besoin. Se souvenir, c’est reconstruire.

2. Multimodalité du monde

Les neurones, comme toutes les autres parties de notre cerveau (et même de notre corps), sont connectés entre eux. Basiquement, notre cerveau est conçu pour faire des liens. C’est pour ça qu’il nous arrive souvent de penser à quelque chose grâce à autre chose.

Les connexions qui existent sont vastes et réparties sur l’ensemble du cerveau. Elles transitent par toutes les aires cérébrales et représentent toutes les perceptions que l’on a du monde. Le monde dans lequel on vit nous stimule énormément : on entend, on voit, on sent, on ressent, on touche, on goûte, on rit, on pleure…

La façon dont nous interagissons avec le monde est multisensorielle. En neuropsychologie, on parle aussi de multimodalité. Tout cela signifie que nos souvenirs, parce qu’ils se construisent au fil de notre vie dans ce monde, ne sont pas seulement des informations factuelles sur notre passé, plus que ça, ils sont des vraies sensations que l’on reconstruit et que l’on revit.

C’est le même schéma que la Madeleine de Proust : Dans « Du côté de chez Swann », le narrateur mange une madeleine et d’un coup, les souvenirs lui reviennent, les saveurs suscitent en lui des émotions pleines et intenses, en mémoire de sa tante. C’est la même chose pour nous lorsque nous reconstruisons un souvenir : nous revoyons l’environnement dans lequel nous étions, mais nous ressentons également toutes les sensations suscitées par le souvenir en question.

Tout est connecté dans notre cerveau, et tous les éléments qui composent un même souvenir le sont aussi.

3. Le premier souvenir

Comment fabrique-t-on le souvenir, la première fois, le souvenir d’origine ? En science, quand on cherche à comprendre comment fonctionnent les choses, on construit des modèles : ce sont des schémas qui décrivent comment tout fonctionne. En psychologie et en neuropsychologie, on utilise aussi des modèles, dont le modèle Act-In. Ce modèle a deux parties, une partie « Act » et une partie « In » (d’après Versace et ses collègues, en 2014).

Lorsque nous interagissons avec le monde (qui est multimodal), nos neurones vont se mettre à échanger des informations. C’est crucial, car c’est ce qui nous permet de traiter le monde, le comprendre et agir correctement. Pour échanger ces informations, les neurones utilisent des neurotransmetteurs, c’est un peu comme des petites billes chimiques. Il y a plusieurs sacs de billes, évidemment, et selon la quantité qu’on prend dans chacun et qu’on envoie ensuite, ça veut dire plus ou moins des choses différentes. Dans la plupart des cas, le message passe bien d’un neurone A vers un neurone B. Ainsi, nos deux neurones vont chacun enregistrer que la façon dont ils ont échangé a bien fonctionné. Cet enregistrement va laisser une trace.

Seulement, une information ce n’est pas juste un neurone vers un autre. Ce sont des milliards de neurones vers d’autres milliards de neurones. Le cerveau est dans un état d’activation. Il s’agit de la configuration neuronale dans laquelle est le cerveau (et tous les neurones) au moment du traitement d’une information. Une information est donc représentée dans le cerveau par un état d’activation particulier. La première fois qu’on traite une information, on va enregistrer cette configuration. Comme le monde est multimodal, alors la configuration est multimodale, elle comprend donc plusieurs ensembles pour tous les sens sollicités au moment de notre échange avec le monde.

Ainsi le souvenir d’origine active des sens et des sensations, il s’ancre dans notre mémoire. Lorsqu’une de nos actions reproduit la sensation vécue, le cerveau va entrer dans un état d’activation, car il va identifier ce qu’il vit comme quelque chose de déjà vécu. Il va donc refaire comme il a déjà fait, il va reconstruire l’information. C’est la partie « Act » du modèle. La mémoire fonctionne sur la base d’activations et de réactivations. 

La partie « In », c’est pour « intégration ». Il s’agit du processus qui permet de mettre dans la même configuration toutes les activations simultanées. Les fameux bouts, les ensembles qui concernent plusieurs sens, doivent être rassemblés pour pouvoir dire quelque chose. L’intégration est le processus qui permet de faire sens.

4. Exemple de la carte routière

Pour que les choses soient plus parlantes, prenons l’exemple d’une carte routière. Imaginons que cette carte ne représente pas les routes de France, mais un de nos souvenirs. Au départ, cette carte est vierge, même elle n’existe pas puisque n’ayant pas encore vécu l’expérience menant au souvenir, ni mon cerveau ni mes neurones n’ont traité l’information. Un jour, je vais vivre un événement. Que va-t-il se passer ? D’abord, mes sens vont être sollicités, je vais voir, entendre, sentir, associer un goût et une texture à ce que je vis. En même temps, je vais ancrer cette perception dans mon environnement actuel, et ressentir des émotions (être heureux, triste, en colère…).

Tous ces éléments sont autant d’activations résultant du traitement du monde par les neurones. 

Si au départ ces activations sont disparates, elles vont ensuite être associées les unes avec les autres. Le processus d’intégration va venir construire des routes pour relier la ville des sens avec la ville des émotions. Petit à petit, la carte routière de mon souvenir va se fabriquer. Tout ça, c’est permis par une structure fondamentale du cerveau, l’hippocampe. C’est lui qui va venir couler le goudron pour que notre souvenir soit unifié, harmonieux, et non complètement sens dessus dessous.

C’est aussi grâce à lui et à l’intégration qu’un événement peut entraîner la reconstruction du souvenir associé (et des sensations et de l’environnement). Encore une fois, on y revient, se souvenir, c’est emprunter à nouveau les routes de notre passé. C’est refaire le voyage et repasser par les mêmes routes, par les mêmes sensations, les mêmes émotions, et c’est reconstruire tout ça, au présent, grâce au chemin de notre passé. 

5. Sur la piste d’une solution

Certaines lois de fonctionnement existent en neuroscience. L’une, cruciale ici, c’est que plus on emprunte une route, plus elle est entretenue, et plus elle résiste au temps. C’est pour ça que la répétition participe à la bonne mémorisation des informations. À l’inverse, moins une route est empruntée, moins elle est entretenue, moins elle est praticable. Nos souvenirs deviennent fragiles. 

Au cours du vieillissement, pourtant, les routes vont se fragiliser d’elles-mêmes. On a beau les emprunter avec frénésie en se remémorant nos rires et nos larmes passées, avec le temps, le cerveau, progressivement, y met un peu moins les moyens. Alors, même si on prend souvent la route, des trous apparaissent, les chemins sont moins praticables, et les souvenirs plus flous. C’est encore pire quand on souffre d’une pathologie neurodégénérative (Alzheimer, Parkinson, par exemple).

Dans ces cas-là, le cerveau lui-même va venir détériorer la route. Et encore aujourd’hui, on ne peut rien y faire. Pire, comme l’hippocampe est très fragile dans ce type de pathologie, alors tous les processus de fabrication des villes et des routes sont fragilisés. Peu à peu, nos souvenirs se décomposent, ils se désintègrent. 

Dans le cadre de ses recherches, David BOUVAREL, doctorant en neuropsychologie chez Linkia, s’est intéressé à changer les choses. Il existe forcément une solution pour venir compenser les fragilités de l’hippocampe, sûrement passant par des médicaments, mais lui a pour projet de proposer une solution de soutien non-médicamenteuse. Le but est d’accompagner les personnes avec des troubles mnésiques pour qu’elles fabriquent des souvenirs plus multimodaux. Par essence, la mémoire est multimodale.

Parfois, cependant les cartes routières sont un peu moins fournies : il n’y a pas dans chaque épisode de vie des choses sollicitant tous nos sens. Le problème vient de l’auto-sabotage de notre cerveau. En s’attaquant aux routes et aux villes, il attaque les souvenirs. Si des liens sont rompus, alors notre souvenir perd en saveur, en odeur, en texture… Et si toutes les routes sont coupées, alors le souvenir disparaît (en réalité il est encore là, mais ni cohérent, ni unifié, ni accessible).

Il faut savoir que les patients souffrants d’Alzheimer vivent des affabulations. On croit souvent qu’ils racontent des choses aberrantes et fausses, mais en réalité, si c’est faux objectivement, c’est tout de même relatif à des fragments de souvenirs. Une personne qui regarde la série “Les experts” tous les jours à la TV aura tendance à dire que les policiers sont venus la voir. C’est faux, mais justifié par rapport à son quotidien. C’est la preuve que le souvenir existe, mais il est juste déstructuré, morcelé. 

Au quotidien, pourtant, nous avons besoin de ces souvenirs pour vivre en autonomie, c’est crucial : sortir les poubelles implique de se souvenir qu’elles ne sont pas sorties, préparer à manger implique de se souvenir qu’on n’a pas encore mangé, prendre ses médicaments implique de se souvenir qu’on ne les a pas pris. Et c’est la même chose pour éviter de refaire : je dois me souvenir que j’ai mangé pour ne pas remanger, je dois me souvenir que j’ai pris mes médicaments pour ne pas les reprendre… Vivre en autonomie nécessite de pouvoir emprunter sans encombre les routes de ses souvenirs.  

Alors voilà la solution de D. Bouvarel : aider les personnes à fabriquer plein de routes pour une même information, pour faire en sorte que si une route disparaît, il en reste encore assez pour que le souvenir puisse être reconstruit et que les chemins puissent être réempruntés. On cherche à construire des souvenirs qui soient accessibles par plusieurs chemins pour palier au fait que certains soient moins praticables, avec le temps ou à cause d’une pathologie.  

6. La tablette Lily, une solution sans apprentissage pour les seniors

Pour ce projet, D. Bouvarel travaille en collaboration avec Linkia, une entreprise lyonnaise qui fabrique une prothèse mnésique, une tablette numérique sans apprentissage nommée Lily, et qui propose des fonctionnalités de rappels et de communications simplifiées avec les proches. 

Sa thèse s’inscrit donc dans une démarche appliquée, parce qu’il s’agit de construire des connaissances scientifiques pour les appliquer à une méthode que Linkia pourra mettre à disposition des personnes touchées par la maladie d’Alzheimer, à domicile. En effet, Lily est destinée aux personnes vivant chez elles malgré les symptômes, et elle est donc présente au domicile pour un accompagnement quotidien, pour rappeler des rendez-vous, pour maintenir le lien avec l’entourage.

Le but de la thèse est d’améliorer la méthode de remédiation de la mémoire que nous proposons déjà avec Lily afin d’enrichir la trace mnésique et d’aider les personnes dans leur vie quotidienne, pour se rappeler des événements de la vie de tous les jours mais aussi pour les aider à se remémorer ses proches.  

L’objectif finalement, c’est d’intégrer dans des interactions qui peuvent paraître banales, comme rappeler des rendez-vous, des tâches à faire, rappeler des prénoms des proches avec des photos, une méthode qui puisse enrichir ces traces et permettre tant de soulager les aidants que d’améliorer le confort et le sentiment d’autonomie.

La tablette Lily propose des échanges pertinents au quotidien et qui ne nécessitent pas d’apprentissage de la part des usagers. Linkia souhaite coller à la réalité des patients, alors pour concevoir Lily, nous travaillons avec des associations d’aidants de personnes touchées par des troubles mnésiques comprenant aidants et aidés, des psychologues, des neuropsychologues et des ergonomes.  

Tous et toutes, en collaborant, nous nous battons pour l’avenir, nous nous battons pour promouvoir le bien vieillir.


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